Terminale ECJS
Thème 4 : Violence et société
Question 2: La violence et le travail
Problématique
En dépit de toutes les prophéties sur le thème de la « fin du travail », celui-ci occupe toujours une place centrale dans les sociétés contemporaines. Il est un emploi qui procure un revenu et une sécurité sociale existentielle, et il est aussi un facteur décisif pour l’identité des individus : le travail est le pivot des modes de vie, et il participe à la construction d’un équilibre entre les différents temps de la vie que sont le temps de travail, le temps consacré aux activités familiales, et le temps consacré au loisir. Ce rôle central s’observe clairement lorsque disparaît le temps de travail, puisque le chômage détruit tous les autres temps de la vie : le temps libre perd alors son sens, et la vie familiale s’en trouve bien souvent affectée. Si globalement le travail s’est progressivement « humanisé » depuis la fin du XIXème siècle dans bon nombre de pays, la violence au travail n’a pas pour autant disparu et prend des formes multiples sur lesquelles il faut s’interroger. Si on laisse de côté la privation de travail qui est bien souvent vécue fort légitimement comme une injustice majeure, ces violences concernent avant tout la vie des travailleurs sur les lieux de travail eux-mêmes : les conditions de travail se caractérisent aujourd’hui bien souvent par l’intensification des cadences, l’individualisation du traitement des salariés avive la concurrence entre ceux-ci et augmente le stress, les conflits du travail évoluent mais demeurent au cœur de la vie sociale.
Démarche
I- Comment les conditions de travail évoluent-elles ?
Les conditions de travail revêtent des aspects divers. Il peut s’agir de l’environnement (usine, bureau), des postures corporelles, de la santé physique et mentale, des risques professionnels (accidents et exposition à des substances toxiques), des cadences de travail, des relations (pression de la hiérarchie et des clients), ou encore des horaires. Le progrès technique a longtemps représenté un espoir d’amélioration des conditions de travail : les robots élimineraient
les tâches les plus pénibles tandis que la disparition des activités minières et la régression de la sidérurgie permettraient de diminuer les risques. Qu’en est-il réellement ? Il est indéniable qu’entre le début du XXème siècle et le début du XXIème siècle, l’évolution des conditions de travail semble s’être améliorée avec la disparition progressive des tâches insalubres et l’amélioration des conditions d’hygiène et de sécurité. Par ailleurs, les représentations des conditions de travail, le renforcement de la capacité d’organisation des travailleurs, les initiatives des entreprises en faveur du développement durable ou encore des pouvoirs publics ont fait que ce qui était toléré autrefois (les pressions de la hiérarchie, le bruit, les environnements dangereux ou nuisibles pour la santé, etc.) l’est beaucoup moins aujourd’hui. En dépit de ces évolutions très positives, il n’en demeure pas moins que le phénomène le plus marquant ces dernières années en matière de conditions de travail est l’intensification de celui-ci. Cette intensification prend plusieurs formes comme celle de l’intensification classique qui consiste à accélérer la cadence des opérations à effectuer et que l’on rencontre aussi bien dans les industries en série (chaînes d’assemblage) que dans certains services (centre d’appel par exemple), celle de l’intensification événementielle liée à la montée des im prévus et de l’urgence (contrairement à une idée reçue, l’automatisation et l’intégration de l’informatique à la production ne diminuent pas les pannes et les imprévus), et celle de l’intensification par cumul des contraintes qui est le résultat de la diffusion de la logique marchande dans l’industrie et de la logique industrielle dans les services. Les services sont de plus en plus soumis à des impératifs de productivité, à des obligations de « résultats » qui émanaient d’abord du monde industriel.
L’industrie intègre de plus en plus les contraintes marchandes de flux tendus, de juste-à-temps, de régulation par l’aval, ou encore de « modernisation par l’usager ». Il y a plusieurs causes à cette intensification du travail dans l’industrie et dans les services. La cause la plus générale est certainement la montée de la pression concurrentielle sur les marchés. Une autre cause est la modification progressive du pouvoir de l’équilibre du
pouvoir sur le marché du travail, avec le déclin de la puissance syndicale qui a renforcé la capacité des employeurs à intensifier le travail. On peut signaler également la diffusion de l’informatique et des technologies de l’information (TIC) dans la production et les services. La productique entraîne une meilleure maîtrise des flux de production, notamment en supprimant les moments de ralenti et de battement entre les opérations de production. L’informatique accroît la surveillance de la productivité et des comportements au travail, en étant au service d’une plus grande rationalisation productive, devenue nécessaire dans un contexte de recherche de compression des coûts.
Quelques indicateurs semblent attester d’une dégradation des conditions de travail liée à l’intensification des cadences. En premier lieu, on constate que les troubles musculo-squelettiques sont en augmentation, ce qui est une conséquence de la répétitivité des gestes, des postures pénibles et de l’intensification. Un autre indicateur est la formalisation plus forte des horaires de travail, et aussi l’augmentation des horaires atypiques : le contrôle des horaires par les pointeuses, horloges ou badges passe par exemple de 16,5% en 1984 à 20,8% en 2005 ; le travail de nuit ainsi que le travail les jours fériés sont de plus en plus fréquent. L’indicateur le plus intéressant est cependant la progression du stress dans tous les milieux de travail. Pour de nombreux salariés, les nouvelles formes d’organisation du travail (NFOT) se traduisent par un niveau de responsabilité plus élevé et engendrent « la peur de ne pas être à la hauteur ». En effet, les pratiques de participation modernes (travail en équipe autonome, groupes de résolution de problèmes) ajoutent au travail de production un « travail d’organisation» qui, tout en étant intéressant, accroît la charge mentale qui pèse sur chacun. Si l’Organisation scientifique du travail (OST) était bien souvent synonyme de tâches répétitives qui se soldaient par l’ennui et la monotonie dans le travail, les NFOT, en dépit de bonnes intentions affichées, n’améliorent pas systématiquement les conditions de travail des salariés.
II - Quelles sont les conséquences de l’évaluation des salariés par leurs compétences ?
Jusqu’aux années 1980, l’évaluation du travail est restée relativement fruste car le modèle de la qualification fondait une équivalence entre le poste de travail, le temps de formation et le salaire.
Dans un contexte de concurrence internationale faible, de marché relativement stable et d’organisation du travail taylorienne où le travail consistait pour l’essentiel à respecter des consignes données, l’évaluation n’était pas nécessaire. L’évaluation personnalisée est devenue indispensable dans un contexte de mondialisation de l’économie, d’intensification de la concurrence et de montée des incertitudes, où il faut désormais faire preuve de capacités d’adaptation, de réactivité, de réflexivité et d’engagement, ce qui rend indispensable la mesure de la contribution de chacun. L’évaluation personnalisée est évidemment au service des entreprises. Les entretiens d’évaluation sont l’occasion de diffuser et de rendre présents dans l’esprit de chacun les objectifs stratégiques de l’entreprise. L’évaluation a aussi pour objectif de préciser la contribution de chaque salarié à la performance collective, et de définir quelle serait l’évolution souhaitable pour améliorer cette contribution. Enfin, l’évaluation est également un moyen au service du management et de la gestion des équipes de travail. Les entretiens sont réalisés par le niveau hiérarchique immédiatement supérieur qui approfondit sa connaissance des personnels des différentes équipes. L’évaluation présente non seulement un intérêt pour l’entreprise, mais aussi pour le salarié. Lorsqu’elle est bien conduite, l’évaluation individuelle peut être un outil de développement du salarié. Elle lui permet de comprendre la finalité de son travail, sa place dans l’organisation et sa contribution à l’ensemble. Elle lui permet en outre de faire un point sur son expérience et de mieux maîtriser l’évolution de sa carrière. De plus, un mode d’évaluation personnel permet de relativiser les variables traditionnelles de l’expérience, du diplôme et de la qualification. Tout cela débouche bien souvent sur une individualisation des rémunérations avec l’introduction d’un salaire de performance au-delà du salaire de qualification. Cela dit, l’évaluation individuelle introduit une série d’effets pervers pour les salariés qui en sont l’objet. Le premier effet pervers est que l’individualisation du traitement des salariés risque de réduire la coopération et de renforcer les pratiques déloyales, donc d’aviver la concurrence au sein des équipes. Une autre difficulté repose sur le problème des critères d’appréciation et de l’objectivité du jugement porté sur le travail des salariés. Pour juger correctement le travail d’un individu, il faut prendre le temps de le connaître, de prendre la mesure des contraintes qui pèsent sur son activité, de s’intéresser aussi à son environnement, etc. Or, dans la plupart des cas, les moyens en investigation du travail ne sont pas à la hauteur de la volonté d’évaluation. Il est coûteux d’analyser finement le travail. Dans ces conditions, l’évaluation des performances devient déconnectée du travail réel. Un troisième effet non désiré est que l ’évaluation augmente le stress des agents. En parlant de son travail, on montre ce que l’on sait faire, mais on met aussi au jour ses lacunes, dont on ne sait guère comment elles seront interprétées par la suite. Le jugement porté sur le travail revêt une dimension identitaire forte. Les salariés sentent qu’il ne suffit pas de bien faire son travail, mais qu’il faut également le prouver.
D’une manière plus générale, la diffusion de l’évaluation par compétences s’inscrit dans la remise en cause du mode de management taylorien pour aller vers des modalités d’organisation qui sollicitent toujours plus l’autonomie et la responsabilité des travailleurs, et qui ont été regroupées sous l’étiquette de « management participatif ». Une telle façon de penser le management n’est pas sans conséquence sur les relations de pouvoir : alors que dans l’entreprise traditionnelle le pouvoir est la propriété d’un seul ou d’une techno structure, il est désormais partagé entre les membres de l’organisation productive. Théoriquement, le « management participatif » débouche sur la démocratisation du pouvoir au sein de l’entre prise, c’est-à-dire que chacun participe à la production et aux résultats obtenus. Toutefois, pour certains auteurs, le « management participatif » ne va pas sans inconvénients. Philippe Askenazy parle de « productivisme réactif » pour désigner le régime productif de la firme post-taylorienne dans lequel les salariés doivent faire preuve de compétences cognitives et relationnelles nouvelles de manière à adapter le niveau et les caractéristiques de la production aux souhaits de la clientèle. Ce « productivisme réactif » a des répercussions importantes sur les conditions de travail des salariés, leur santé et leur sécurité. En effet, la volonté d’utiliser l’homme dans sa globalité débouche souvent sur un accroissement de la charge mentale et de la charge physique qui viennent se cumuler avec les exigences traditionnelles de rendement. David Courpasson et Steward Clegg (“Political hybrids. Tocquevillean views on projet organizations”,Journal of Management Studies, vol.61, N°4, 2004) préfèrent comparer de leur côté le management contemporain au « despotisme doux » qui caractérise selon Tocqueville le fonctionnement des sociétés démocratiques modernes. D’après ces sociologues, l’autonomie des salariés se limite bien souvent à organiser le temps de travail ou l’ordre dans lequel ils s’acquittent des tâches. En revanche, les décisions stratégiques relèveraient de plus en plus d’une « oligarchie manageriale » de laquelle la plupart des salariés sont exclus.
III - Les conflits du travail sont-ils toujours au cœur de la régulation sociale ?
Alors que les premiers conflits du travail du XIXè me siècle et du début du XXème siècle avaient été marqués sous le sceau de la violence sociale, l’après-1945 a été caractérisé par l’émergence de conventions et d’institutions productrices de compromis sociaux qui ont typé progressivement les sociétés modernes : le conflit sort alors de la violence brutale pour entrer dans une phase d’institutionnalisation, qui correspond à une situation où des procédures institutionnalisées (la loi, la convention collective) organisent la résolution des conflits du travail. Dans ce contexte, certains observateurs de la vie sociale pensent que les idées révolutionnaires sont désormais caduques et que la grève devient un rouage dans la machinerie d’une économie libérale, alors que d’autres observateurs, plus radicaux, n’hésitent pas à prophétiser l’extinction de la grève et l’avènement de la « fin des idéologies ». Il est vrai que la grève comme forme traditionnelle d’action diminue. Le nombre de journées individuelles non travaillées (JINT) pour fait de grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, à peine plus d’un million chaque année depuis 2005. Les causes de ce déclin sont bien connues. Concernant le secteur privé, les principaux facteurs sont la désindustrialisation qui démantèle les bastions ouvriers, l’extension des formes de travail atypique qui ne facilitent pas l’action collective, la tertiarisation et la féminisation du marché du travail. Ce déclin s’explique aussi par des facteurs plus généraux, comme l’apaisement des conflits de classes ou encore le processus d’individualisation à l’œuvre dans la société contemporaine : le collectif perd de sa force au profit de l’individuel, d’où un moindre engagement dans les actions collectives ou un engagement plus limité des travailleurs à ce qui se limite à leur environnement immédiat (déclin de la « conscience de classe »). Cependant, tous les conflits sociaux ne s’expriment pas dans la grève. Quand on essaie d’avoir une vision plus générale de la conflictualité au travail, on constate que celle-ci s’est accrue au cours de la dernière décennie. D’après les résultats des enquêtes portant sur les relations
professionnelles et négociations d’entreprise, toutes les formes de conflits progressent, à l’exception des grèves longues qui diminuent. Lorsqu’ils décident un arrêt de travail, les salariés privilégient maintenant le débrayage, moins coûteux et parfois tout aussi efficace, tout particulièrement dans les entreprises industrielles qui ont mis en place une organisation du travail en flux tendus. Mais ce sont surtout les actions collectives sans arrêt de travail qui ont le plus contribué à l’augmentation de la conflictualité : grève du zèle, grève perlée, manifestations, et surtout pétitions et refus d’heures supplémentaires. Par ailleurs, la progression de la conflictualité se double d’une diversification de ses formes et de ses thèmes. Alors que dans les années 1960 et 1970 les conflits du travail prenaient généralement la forme d’épreuves de force sur le « partage des fruits de la croissance » qui embrasaient le pays tout entier, les antagonismes renvoient aujourd’hui à des situations économiques très concrètes qui portent sur des actions défensives de proximité bien souvent relatives aux questions d’emploi. Les conflits liés aux licenciements sont de plus en plus nombreux et occupent une place maintenant centrale dans les luttes sociales : en même temps, ces conflits s’individualisent de plus en plus, comme le montre l’augmentation des demandes auprès des tribunaux de prud’hommes, qui ont été multipliées par trois depuis 1970
Bibliographie
- Askenazy Philippe, Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, Le Seuil,2004).
- Dejours Christophe,L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Critique des fondements de l’évaluation, Versailles, INRA Editions, 2003.
- Gollac Michel, Volkoff Serge, Les conditions de travail, Paris, La Découverte, 2007.
- Philippe Zarifian, Le travail et la compétence : entre puissance et contrôle , Paris, PUF, 2009.
Filmographie
- « travail aujourd’hui, bilan et perspectives », Entretien avec Christophe Dejours, de Nicolas et Bruno, Les télécréateurs productions/ Canal plus, 2009.
- Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés , documentaire de Sophie Bruneau et Marc- Antoine Roudil, ADR productions, 2005.
-J’ai très mal au travail, cet obscur objet de haine et de désir , documentaire de Jean-Michel Carré, Les Acacias/Canal plus, 2006.
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